Marcel Ophüls, le réalisateur du documentaire «Le chagrin et la pitié», est décédé


Temps de lecture :
4 minutes
Par La Presse Canadienne, 2024
Marcel Ophüls, le cinéaste oscarisé dont le documentaire phare de 1969, «Le chagrin et la pitié», a brisé le mythe réconfortant selon lequel la majeure partie de la France avait résisté aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, est décédé à 97 ans.
Le cinéaste d'origine allemande, fils du légendaire cinéaste Max Ophüls, est décédé samedi, à son domicile du sud-ouest de la France de causes naturelles, a déclaré son petit-fils, Andreas-Benjamin Seyfert au «Hollywood Reporter».
Bien qu'Ophüls ait remporté plus tard un Oscar pour «Hôtel Terminus» (1988), son portrait poignant du criminel de guerre nazi Klaus Barbie, c'est «Le chagrin et la pitié» qui a marqué un tournant, non seulement dans sa carrière, mais aussi dans la manière dont la France a affronté son passé.
Jugé trop provocateur et trop clivant, le film de 1969 fut interdit de diffusion à la télévision française pendant plus de dix ans. Les responsables de la télévision française affirmèrent qu'il «détruisait les mythes dont les Français ont encore besoin». Il ne fut diffusé à l'échelle nationale qu'en 1981. Simone Veil, survivante de la Shoah et conscience morale de la France d'après-guerre, refusa de le soutenir.
Mais pour la jeune génération d'un pays qui se remettait encore physiquement et psychologiquement des séquelles des atrocités de la guerre, le film fut une révélation: une réflexion historique sans faille qui remettait en question la mémoire et l'identité nationales.
La fin d'un mythe
Le mythe qu'il démolissait avait été soigneusement construit par Charles de Gaulle, le général qui dirigea les Forces françaises libres depuis son exil à Londres et devint plus tard président.
Au lendemain de la libération de la France en 1944, de Gaulle promouvait une version des événements où les Français avaient résisté à l'occupation nazie comme un seul peuple, uni dans la dignité et le défi. La collaboration était présentée comme l'œuvre de quelques traîtres. La République française, insistait-il, n'avait jamais cessé d'exister.
«Le chagrin et la pitié», nommé à l'Oscar du meilleur documentaire en 1972, racontait une histoire différente: le documentaire se concentrait sur Clermont-Ferrand, une ville de province au cœur de la France. À travers de longs entretiens sans fard avec des agriculteurs, des commerçants, des enseignants, des collaborateurs, des résistants, et même l'ancien commandant nazi de la ville, Ophüls mettait à nu les ambiguïtés morales de la vie sous l'Occupation.
Pas de narrateur, pas de musique, pas de guide pour façonner les émotions du public. Juste des gens, parlant franchement, maladroitement, parfois sur la défensive. Ils se souvenaient, se justifiaient et hésitaient.
Et dans ces silences et ces contradictions, le film délivrait son message le plus dévastateur : l'histoire de la France en temps de guerre n'était pas celle d'une résistance généralisée, mais d'un compromis ordinaire, motivé par la peur, l'instinct de survie, l'opportunisme et, parfois, une complicité discrète.
Le film révélait comment la police française avait contribué à la déportation des Juifs. Comment les voisins gardaient le silence. Comment les enseignants affirmaient ne pas se souvenir de leurs collègues disparus. Combien s'en étaient simplement sortis. La Résistance, semblait dire «Le chagrin et la pitié», était l'exception, et non la règle.
Fils de génie
Né à Francfort le 1er novembre 1927, Marcel Ophüls était le fils du légendaire cinéaste juif allemand Max Ophüls, réalisateur de «La ronde», «Lettre d'une inconnue» et «Lola Montès». À l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933, la famille a fui l'Allemagne pour la France. En 1940, à l'approche des troupes nazies à Paris, ils ont fui à nouveau, traversant les Pyrénées pour rejoindre l'Espagne, puis les États-Unis.
Marcel Ophüls est devenu citoyen américain et a ensuite servi comme soldat de l'armée américaine au Japon occupé. Mais c'est l'héritage considérable de son père qui a façonné son parcours.
«Je suis né à l'ombre d'un génie», déclarait Marcel Ophüls en 2004. «Je n'ai pas de complexe d'infériorité, je suis inférieur.»
Il rentre en France dans les années 1950 avec l'espoir de réaliser des fictions, comme son père. Mais après plusieurs longs métrages mal accueillis – dont «Peau de banane» (1963), un film à la Ernst Lubitsch avec Jean-Paul Belmondo et Jeanne Moreau – son parcours change. «Je n'ai pas choisi de faire des documentaires», a-t-il confié au «Guardian». «Il n'y avait pas de vocation. Chaque film était une mission.»
Ce changement de cap, à contrecœur, révolutionne le cinéma. Après «Le chagrin et la pitié», Ophüls enchaîne avec «L'empreinte de la justice» (1976), une vaste réflexion sur les crimes de guerre qui examine Nuremberg mais établit également des parallèles dérangeants avec les atrocités commises en Algérie et au Vietnam.
Dans «Hôtel Terminus» (1988), il a passé cinq ans à suivre la vie de Klaus Barbie, surnommé le «Boucher de Lyon», révélant non seulement ses crimes nazis, mais aussi le rôle joué par les gouvernements occidentaux pour le protéger après la guerre. Le film lui a valu l'Oscar du meilleur documentaire, mais, accablé par sa noirceur, les médias français ont rapporté qu'il avait tenté de se suicider pendant le tournage.
Dans «Veillées d'armes» (1994), il a braqué sa caméra sur les journalistes couvrant la guerre en Bosnie et sur le rapport difficile des médias à la souffrance et au spectacle.
Bien qu'ayant vécu en France la majeure partie de sa vie, il s'est souvent senti comme un étranger. «La plupart d'entre eux me considèrent encore comme un Juif allemand», a-t-il déclaré en 2004. «Un Juif allemand obsessionnel qui veut dénigrer la France.»
C'était un homme de contradictions: un exilé juif marié à une Allemande ayant appartenu aux Jeunesses hitlériennes, un citoyen français jamais pleinement assumé, un cinéaste qui adorait Hollywood, mais qui a révolutionné le cinéma européen en racontant des vérités que d'autres ne diraient pas.
Il laisse derrière lui son épouse, Régine, leurs trois filles et trois petits-enfants.
Thomas Adamson, The Associated Press