«Ça fait 20 ans que je n’ai plus d’identité au Québec»

Par Claude-André Mayrand
Quand ses parents ont changé son nom à la fin des années 1980, Dominique Bellemare-Page ne s’attendait pas à entrer dans un tourbillon infernal qui lui causerait bien des maux de tête pendant 20 ans. Incapable d’obtenir un permis de conduire, une carte d’assurance maladie ou un passeport depuis 1994, il se sent comme un citoyen sans identité.
M. Bellemare-Page n’a pas voyagé depuis 30 ans. Il n’a pas de compte bancaire à son nom, ni de carte de crédit, et la maison où il habite ne peut être qu’au nom de sa conjointe.
Se trouver un emploi est difficile et signer un bail l’a été pendant longtemps.
Il ne peut se divorcer de sa précédente union, car dans les livres du gouvernement, il n’existe pas. Ou si peu.
«Pas de danger, Revenu Québec sait exactement où je suis et comment me trouver pour prélever mes impôts», exprime en rigolant l’homme qui paraît détendu malgré la situation ridicule dans laquelle il se trouve.
Erreur administrative
Alors adolescent, Dominique Page et sa sœur ont changé de nom lorsque leurs parents se sont divorcés. Mais plutôt que de devenir Dominique Bellemare-Page, son vrai nom, c’est Dominic Bellemare-Pagé qui a été entré dans le système.
Cette erreur administrative est à l’origine de son calvaire qui dure depuis 20 ans.
Après quelques années à laisser aller les choses, une grave erreur selon le principal intéressé, il a été trop tard pour revenir en arrière.
«J’ai eu une couple d’années pendant lesquelles j’aurais pu régler ça et je ne l’ai pas fait. J’avais 22-23 ans, j’étais aux études, un peu bohème, un peu rebelle, explique M. Bellemare-Page, qui s’accorde le tiers de la responsabilité pour ce qu’il vit. S’il y a des jeunes dans la même situation que la mienne, je veux qu’ils comprennent que ce n’est pas cool d’être en dehors du système.»
À plusieurs reprises dans les années 1990 et 2000, il a refusé de payer le 400 $ pour rechanger son nom.
«En 2009, j’ai pris la décision d’arrêter de me bucker (sic) à ce sujet et d’accepter le nom, peu importe lequel, que le gouvernement me donnerait.»
Seul un certificat de naissance
À plusieurs reprises depuis 20 ans, Dominique Bellemare-Page s’est buté à la bureaucratie quand est venu le temps d’obtenir une carte d’assurance maladie, un passeport ou un permis de conduire.
Le seul document qu’il a pu obtenir est un certificat de naissance, et ce sont ses parents qui ont pu en faire la demande.
Même dans celui-ci, le Page est remplacé par Pagé.
«Je ne peux pas obtenir mes documents, car je ne peux prouver que j’ai demeuré six mois consécutifs au Québec», explique-t-il.
Depuis 10 ans, le résident de Laval-Ouest a fait trois dépressions majeures, ce qui l’empêchait de travailler et donc d’obtenir cette preuve de six mois.
Tous ses rendez-vous médicaux ont été payés de sa poche, de sorte qu’il a accumulé une pile de factures avec le temps.
«J’espère pouvoir un jour me faire rembourser tout ça», ajoute M. Bellemare-Page.
Il a cogné à toutes les portes pour avoir de l’aide. C’est finalement au bureau du Protecteur du citoyen qu’il en a obtenue.
«Ils ont tout de suite voulu nous [sa conjointe Brigitte et lui] référer à un avocat, mais comme nous n’avons pas les moyens, et comme nous ne sommes pas admissibles à l’aide juridique, il a fallu trouver autre chose», explique l’homme de 40 ans.
Il a passé bien proche d’obtenir un passeport, il y a quelques années, ce qui lui aurait permis de régler le problème.
«J’avais rempli tous les documents, pris les photos et je les avais fait authentifier. J’avais comme preuve de citoyenneté canadienne mon numéro d’assurance sociale (NAS), à l’époque où la carte était encore considérée comme une pièce d’identité. Mais comme ma carte de NAS avait été mâchouillée par un chien et qu’un coin avait été arraché, on a refusé ma demande», raconte M. Bellemare-Page.
De l’espoir
S’il paraît plus détendu, c’est que Dominique Bellemare-Page commence à voir la lumière au bout du tunnel. À l’emploi depuis deux mois, il sera en mesure de prouver qu’il réside au Québec depuis au moins six mois à la fin de l’été, ce qui devrait mettre enfin un terme à sa quête digne de la maison qui rend fou, des Douze travaux d’Astérix.
«Il ne faut pas se décourager devant de telles situations. Ça m’est arrivé souvent, et ce que j’ai compris, c’est que ce n’est pas parce que ça ne marche pas avec la bureaucratie qu’il faut tout arrêter, confie celui qui affirme qu’il n’aurait pas pu être aussi tenace sans le support de sa conjointe Brigitte.
J’ai été chanceux de la rencontrer. C’est elle qui me traînait et m’encourageait. Sans elle, je serais peut-être un itinérant aujourd’hui.»
Du côté du Protecteur du citoyen, pour l’année 2012-2013, 10 plaintes ont été reçues en lien avec des changements de nom. La Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) a refusé de commenter l’histoire, prétextant ne jamais commenter les dossiers personnels.
Finalement, le Directeur de l’état civil n’avait pas été rejoint au moment de mettre sous presse.